11
— V’lane ? appelai-je, furieuse.
Puisque j’étais nue, il ne pouvait être loin d’ici.
— Notre heure est venue, MacKayla, répondit une voix qui semblait venir de nulle part.
— Ramenez-moi immédiatement ! ordonnai-je. Barrons a besoin de moi !
Comment m’avait-il fait passer aussi soudainement d’un monde à un autre ? Était-ce moi qu’il avait déplacée, ou les univers ? M’avait-il fait subir un « transfert » ? À aucun moment je ne l’avais vu, ni n’avais perçu sa présence.
— Notre accord prévoyait que je choisirais le moment. Ne feras-tu pas honneur à ta parole ? Dois-je par conséquent annuler ce que j’ai accompli pour toi ?
Était-ce possible ? Avait-il le pouvoir de me faire remonter le temps pour m’abandonner dans la librairie, aux prises avec une Ombre affamée, avec pour seule arme une poignée d’allumettes ? Ou bien allait-il rouvrir la porte aux Ombres, de sorte que dès mon retour du pays de Galles, je devrais de nouveau m’en débarrasser, cette fois-ci sans son aide ? Ces deux perspectives me semblaient plus déprimantes l’une que l’autre.
— Qui parle d’honneur ? Commencez par me rendre mes affaires !
— Il n’était pas question de vêtements dans notre marché. Nous sommes sur un pied d’égalité, toi et moi, susurra-t-il à mon oreille.
Je pivotai sur mes talons, folle de rage.
Lui aussi était nu.
En un éclair, tout disparut de mon esprit : Barrons, les portes du sous-sol qui s’ouvraient, sur le point de révéler je ne sais quel danger… Soudain, peu m’importait de savoir comment j’étais arrivée ici. J’y étais, point final.
Un vertige me saisit. Mes jambes ne me portaient plus. Je me laissai tomber à genoux sur le sable.
Je tentai de détourner le regard, mais mes yeux ne m’obéissaient plus. Ma personne tout entière servait à présent un autre maître que moi et se moquait éperdument du reste. La volonté ? Qu’était-ce donc ? Et quel rapport avec la situation présente ? Pas le moindre ! Tout ce que j’avais à faire, c’était offrir mon corps au virtuose de l’amour qui se tenait devant moi et qui saurait en jouer comme nul autre pour en tirer les plus émouvantes mélodies, les accords les plus parfaits, en un crescendo savamment maîtrisé que personne après lui ne pourrait jamais égaler…
Un prince faë dans toute la splendeur de sa nudité est pour une mortelle une vision si éblouissante qu’aucun homme, par la suite, ne peut plus trouver grâce à ses yeux.
Lorsqu’il s’approcha de moi, je fus saisie d’un tremblement irrépressible. Il allait me toucher. Merveille des merveilles, il allait poser sa main sur moi !
À la suite de chacune de mes rencontres avec V’lane, j’avais tenté de le décrire dans mon journal. J’avais utilisé des termes tels que « terrifiante beauté », « divine perfection », « séduction inhumaine », « érotisme mortel »… Je l’avais tour à tour trouvé fatal et irrésistible, je l’avais maudit mille fois. J’avais nourri à son sujet d’inavouables rêveries. J’avais comparé ses yeux à deux fenêtres ouvertes sur un paradis de félicité, mais aussi à deux portes donnant directement sur l’Enfer. J’avais griffonné des paragraphes entiers qui par la suite m’avaient semblé tout à fait abscons, constitués de colonnes de contraires. Ange et démon, démiurge et exterminateur, feu et glace, sexualité et mort. Je ne saurais dire pourquoi ces deux derniers termes m’avaient paru opposés ; peut-être en ceci que la sexualité est à la fois la célébration de la vie et le processus par lequel elle se perpétue… J’avais dressé des listes de couleurs afin de cerner dans toute leur subtilité les nuances de l’or et du cuivre, du bronze et de l’ambre. J’avais répertorié les parfums des épices les plus brûlantes, des huiles les plus précieuses, des fragrances les plus suaves enfouies au plus profond de ma mémoire. Je m’étais égarée en d’interminables suites d’alinéas aux allures encyclopédiques… tout cela dans l’unique but de définir le formidable effet qu’exerçait sur moi le prince faë V’lane.
Sans le moindre succès.
Il rayonnait d’une telle beauté qu’une partie de mon âme en pleurait d’émotion. Je ne comprenais pas ces larmes. Ce n’étaient pas les mêmes que celles que j’avais versées pour Alina. Elles n’étaient pas constituées de sel et d’eau, mais, me semblait-il, de mon propre sang.
— Arrêtez… tout… ça ! articulai-je entre mes dents serrées.
— Je ne fais rien.
Il s’arrêta tout près de moi, me surplombant de sa haute taille. La partie de son anatomie que je convoitais tant, cette merveilleuse part de lui que je brûlais d’accueillir en moi afin d’apaiser le brasier de pur désir qui me consumait tout entière, était enfin à ma portée !
Je serrai les poings avec rage. Jamais je ne ferais un geste vers lui. Jamais je ne me donnerais à un faë.
— Menteur ! m’écriai-je.
En l’entendant rire, je fermai les yeux et m’étendis sur le sable blanc. Les grains sous ma peau avaient la douceur des mains d’un amant ; la brise qui soufflait sur mes seins déposait des baisers brûlants sur ma gorge. Je priai pour que les vagues ne viennent pas me lécher les jambes – je n’y survivrais pas ! Mes cellules perdraient leur cohésion, ma forme humaine se désintégrerait, et je volerais aux quatre coins de l’univers en une infinité de poussières poussées par un vent faë capricieux…
Je roulai sur moi-même afin de plaquer mes seins contre le sable, mais dans mon mouvement, mes cuisses se frottèrent l’une contre l’autre, attisant l’incendie qui couvait au plus intime de ma chair. Un violent spasme de plaisir me secoua.
— Traître ! Je… vous… hais ! dis-je dans un gémissement.
Tout à coup, je m’aperçus que j’étais de nouveau debout, vêtue de mon justaucorps, ma pointe de lance à la main. J’étais fraîche et détendue ; toute passion avait déserté mon corps, encore brûlant de désir une seconde auparavant. J’avais repris le contrôle de ma volonté.
Sans hésiter, je plongeai vers V’lane.
Il disparut.
— Tout ce que je voulais, c’était te montrer ce que nous pourrions partager, toi et moi, MacKayla, dit-il dans mon dos. N’est-ce pas extraordinaire ? Une femme hors du commun telle que toi ne mérite-t-elle pas cela ?
Dans une prompte volte-face, je m’élançai vers lui une seconde fois. Je savais qu’il se volatiliserait de nouveau, mais c’était plus fort que moi.
— Quand je dis « non », répliquai-je, qu’est-ce que vous ne comprenez pas ? Le « n » ou le « o » ? « Non » ne veut pas dire « peut-être ». Et en aucun cas, ça ne veut dire « oui ».
— Permets-moi de te présenter mes excuses.
Il se trouvait de nouveau devant moi, drapé dans une tunique dont la couleur indescriptible m’évoquait des ailes de papillon dansant dans un ciel irisé, sur fond de milliers de soleils couchants. Ses yeux avaient perdu leurs reflets d’ambre en fusion pour prendre les mêmes nuances diaprées. Il n’aurait pu sembler plus inhumain.
— Je ne vous permets rien du tout. Notre heure est finie. Vous n’avez pas honoré notre accord. Vous aviez promis de ne pas tenter de me séduire, et vous n’avez pas tenu parole.
Il me regarda longuement, et son regard reprit ses nuances d’ambre et de lumière. Il était de nouveau le prince faë au teint mat que je connaissais.
— S’il te plaît, insista-t-il, avec des inflexions si maladroites que je compris que cette formule de politesse n’existait pas dans son vocabulaire.
« Il n’y a pas dans le langage des faës d’équivalents pour “créer” et “détruire”, m’avait expliqué Barrons. Il n’existe que “former”, avec son corollaire obligé, “déformer”. » De même, il n’y avait rien chez ces êtres qui s’apparentât à des excuses. L’océan s’excuse-t-il de recouvrir la tête et d’emplir les poumons de celui qui s’y noie ?
Pourtant, V’lane venait d’employer ce mot devant moi. Peut-être l’avait-il appris pour moi. Il m’avait suppliée. Cela me fit réfléchir, comme il le souhaitait probablement.
— S’il te plaît, répéta-t-il. Écoute-moi jusqu’au bout, MacKayla. J’ai encore commis une erreur. J’essaie de comprendre tes habitudes, tes attentes.
S’il avait été humain, j’aurais dit qu’il semblait embarrassé.
— Jamais personne ne m’a éconduit. Je le supporte assez mal.
— Encore faudrait-il que vous laissiez à vos victimes le temps de vous dire non. Vous les violez sur place !
— Voilà qui est inexact. En quatre-vingt-deux mille ans, jamais je n’ai usé du Sidhba-jai sur une femme qui ne fût pas consentante.
Je le regardai, sidérée. V’lane était âgé de… quatre-vingt-deux mille ans ?
— Je vois que j’ai piqué ta curiosité. Tant mieux. Moi aussi, j’ai envie d’en savoir plus sur toi. Viens donc par ici, et parlons un peu de nous.
Il recula en me tendant la main.
Deux chaises longues apparurent entre nous, séparées par une petite table en rotin sur laquelle se trouvaient un pichet de thé glacé et deux verres remplis de glaçons. Dans le sable, au pied du siège le plus proche de moi, il y avait un flacon de mon huile à bronzer préférée, à côté d’une pile de serviettes de bain aux couleurs pastel. Venus de nulle part, deux draps de soie rayés de couleurs joyeuses flottèrent, ondulèrent un instant dans la brise, puis se déposèrent d’eux-mêmes sur les transats.
Un courant d’air marin caressa ma peau. Intriguée, je baissai les yeux.
Mon justaucorps avait disparu, ainsi que ma pointe de lance. Je portais un bikini string rose fuchsia, et ma taille était ceinte d’une chaînette d’or d’où pendaient deux diamants et un rubis.
Je battis des cils, éblouie.
Aussitôt, des lunettes de soleil signées d’un célèbre créateur de mode se matérialisèrent sur mon nez.
— Arrêtez, sifflai-je entre mes dents.
— J’essaie simplement d’anticiper tes désirs.
— Épargnez-moi ça, c’est insultant.
— Reste avec moi au soleil une heure, MacKayla. Je ne te toucherai pas. Je ne ferai pas la moindre tentative de séduction. Nous discuterons, et lors de notre prochaine rencontre, je ne commettrai pas les mêmes erreurs.
— Vous m’avez déjà dit ça la dernière fois.
— Les erreurs que j’ai faites aujourd’hui étaient nouvelles. Elles ne se reproduiront pas.
Je secouai la tête.
— Où est ma lance ?
— Elle te sera remise quand nous nous séparerons.
— Ah, oui ? demandai-je, méfiante.
Pourquoi me rendrait-il cette arme capable de tuer un faë, puisque je comptais manifestement m’en servir ?
— Disons qu’il s’agit d’un gage de bonne volonté de notre part.
— Notre ?
— La Reine et moi.
— Barrons a besoin de moi, répétai-je.
— Si tu m’obliges à mettre un terme prématuré à notre heure parce que tu penses que j’ai manqué à ma parole, je ne te ramènerai pas au pays de Galles, et tu ne lui seras toujours d’aucune aide. En outre, MacKayla, je crois que ton Barrons te le dirait lui-même : il n’a besoin de personne.
Cela était exact. Je me demandai comment il connaissait Barrons et lui posai la question. Il devait avoir eu le même maître en réponses évasives que mon mentor, car il me répondit :
— Il pleut à verse, à Dublin. Regarde.
Un petit carré s’ouvrit devant moi dans le paysage tropical, comme si V’lane avait sélectionné une partie du ciel et des palmiers pour y découper une fenêtre sur mon monde. Je vis la librairie, les rues sombres aux pavés luisants. Là-bas, j’aurais été seule.
— Veux-tu rentrer maintenant, MacKayla ?
J’observai l’immeuble, les allées obscures qui le longeaient de part et d’autre, l’inspecteur Jayne assis sur le trottoir en face du magasin, sous un réverbère, et je frissonnai. Était-ce la menaçante silhouette de ma Faucheuse personnelle que je devinais, un peu plus bas ? J’étais lasse des averses, de la nuit, des monstres en tout genre tapis dans l’ombre. La caresse du soleil sur ma peau était un pur bonheur. J’avais presque oublié cette sensation ! Depuis combien de temps n’avais-je pas connu autre chose que la pluie, permanente, insidieuse, désespérante ?
Je m’arrachai à ce sinistre spectacle et me tournai vers le ciel. Le soleil m’avait toujours donné le sentiment d’être plus forte, plus résistante, comme si j’y puisais des vitamines, et même plus que cela. Ses rayons regorgeaient de je ne sais quel nectar que mon âme buvait avec délices.
— Est-il réel ? demandai-je en désignant l’astre d’un coup de menton.
— Aussi réel que le tien.
La fenêtre se referma.
— Est-ce le mien ?
Il secoua la tête.
— Sommes-nous en Faery ?
Il répondit par l’affirmative.
Pour la première fois depuis mon irruption en catastrophe dans ce monde, je regardai autour de moi avec attention. Le sable était d’un blanc intense, vibrant, et doux comme de la soie sous mes pieds. L’océan était si limpide que j’apercevais des cités entières de coraux aux nuances arc-en-ciel sous la surface de l’eau, ainsi que les bancs de minuscules poissons rose et or qui nageaient autour. Une sirène virevolta sur la crête d’une vague avant de plonger gracieusement sous les flots. La marée repoussait le sable vers la plage dans un roulement d’écume aux reflets d’argent scintillant. Les palmiers bruissaient doucement dans la brise marine, libérant leurs fleurs écarlates sur le rivage. Les épices précieuses, les fleurs exotiques et les embruns embaumaient l’air. Je me mordis les lèvres pour retenir un « Que c’est beau, ici ! » étourdi. À aucun prix je ne louerais ce monde qui faisait tant de mal au mien. Le royaume de V’lane n’appartenait pas à ma planète. Le mien, si.
Pourtant… le soleil avait toujours été ma drogue favorite. Et si V’lane jouait franc jeu – en d’autres termes, s’il ne se livrait pas à une nouvelle tentative de viol sur ma personne –, qui sait si je ne pourrais pas apprendre ici quelque chose d’intéressant ?
— Si vous touchez à un seul de mes cheveux, ou si vous essayez par un quelconque moyen de neutraliser ma volonté, notre tête-à-tête est fini. C’est clair ?
— Tes désirs sont des ordres, répondit-il avec un sourire triomphant.
J’ôtai mes lunettes pour regarder brièvement en direction du soleil, dans l’espoir de chasser l’image persistante qui s’attardait sur mes rétines et dans ma mémoire – un sourire à la beauté ravageuse, presque insoutenable.
Je n’avais aucune idée de la réelle identité de V’lane, mais j’avais une certitude : il était un faë, et probablement l’un des plus puissants. Dans cette guerre où savoir était manifestement synonyme de pouvoir, où une bonne information pouvait me sauver la vie, où Barrons devait une large part de ses capacités d’influence à l’étendue de ses connaissances, je n’allais pas laisser passer une chance d’interroger un faë. D’autant plus que, pour une raison que j’ignorais, celui-ci semblait disposé à répondre à mes questions.
Peut-être mentirait-il Peut-être dirait-il la vérité sur certains points. Je commençais à savoir faire le tri parmi les affirmations de mes interlocuteurs. Je distinguais mieux les vérités dissimulées dans leurs mensonges, et les mensonges qui émaillaient leurs vérités.
— Avez-vous réellement quatre-vingt-deux mille ans ?
— Bien plus. Ce n’est que le temps qui s’est écoulé depuis la dernière fois où j’ai usé d’un charme pour séduire une femme. Installe-toi et discutons.
Après un instant d’hésitation, je m’assis, le dos bien droit, sur le rebord de ma chaise longue.
— Détends-toi, MacKayla. Profite du soleil. Tu ne le reverras peut-être pas de sitôt.
Pourquoi disait-il cela ? Se considérait-il comme un expert en prévisions météorologiques ? Avait-il le pouvoir de modifier le temps qu’il faisait et, par exemple, de provoquer la pluie ? Oubliant ma méfiance, j’étendis les jambes et m’adossai à ma chaise, tout en laissant mon regard errer vers la mer aux eaux saphir, dans lesquelles de magnifiques oiseaux aux ailes d’albâtre venaient pêcher des poissons.
— Alors, quel âge avez-vous ?
— Cela, nul ne le sait. Dans cette incarnation, je vis depuis cent quarante-deux mille ans. Sais-tu de quoi je parle ?
— Vous avez bu au Chaudron.
Il hocha la tête.
Combien d’années fallait-il vivre, me demandai-je, pour perdre la raison ? Le poids de mes modestes vingt-deux ans me semblait déjà si lourd à porter ! L’oubli devait être un tel soulagement ! Cependant, en songeant à ce que cela impliquait, je compris soudain pourquoi un faë pouvait être tenté de renoncer à « effacer » sa mémoire. Lorsque vous avez consacré cinquante ou cent mille ans à observer, à apprendre, à bâtir des alliances et à vous faire des adversaires, dès lors que vous vous délestez de ce capital de connaissances, vous ne savez plus qui sont vos ennemis.
Eux, en revanche, savent très bien qui vous êtes.
Je me demandai s’il était arrivé que des faës obligent l’un de leurs congénères à boire au Chaudron afin de l’arracher aux steppes arides de la folie… ou pour des raisons moins avouables.
Puis, songeant que V’lane avait su très précisément où me trouver pour m’amener dans son monde, je me demandai s’il avait une responsabilité dans le massacre commis dans la propriété du vieux Gallois.
— Avez-vous volé l’Amulette ?
Il éclata de rire.
— C’était donc ça que tu cherchais ! Je me posais la question. Tu sais bien qu’elle sert à décupler la volonté, MacKayla.
— Et alors ?
— Que veux-tu que j’en fasse ? Je n’en ai nul besoin ! Ma volonté est assez puissante pour façonner des mondes. L’Amulette a été forgée pour l’une de tes semblables, qui en était dépourvue, pour ainsi dire.
— Le fait d’être incapables de manipuler la réalité par la pensée ne fait pas de nous des êtres sans volonté. Peut-être la modifions-nous, nous aussi, mais à une échelle qui vous échappe.
— Possible… D’ailleurs, c’est un peu ce que soupçonne la Reine.
— Vraiment ?
— Oui. C’est pourquoi elle m’a demandé de te prêter assistance, afin que tu nous viennes en aide et qu’ensemble, nous assurions la survie de nos deux peuples. As-tu du nouveau, au sujet du Sinsar Dubh ?
Je réfléchis rapidement à ses paroles. Devais-je lui dire la vérité, et si oui, jusqu’à quel point ? Peut-être pouvais-je me servir de ce que je savais comme d’un levier…
— Oui.
Les palmiers cessèrent de se balancer, les vagues se figèrent, les oiseaux s’immobilisèrent en plein plongeon. Malgré la chaleur du soleil, je frissonnai. Cette immobilité était effrayante.
— Vous ne voulez pas remettre le monde en marche, s’il vous plaît ?
D’un seul coup, tout recommença à se mouvoir normalement.
— Qu’as-tu appris ?
— D’abord, dites-moi ce que vous savez de ma sœur.
— Rien.
— Comment est-ce possible ? Vous me connaissez bien, moi !
— Nous t’avons découverte en surveillant Barrons. Ta sœur, dont nous ignorions jusqu’alors l’existence, n’a jamais rencontré celui-ci. Leurs chemins ne se sont pas croisés, aussi n’avons-nous pas entendu parler d’elle. À présent, venons-en au Sinsar Dubh.
— Pourquoi observiez-vous Barrons ?
— Parce qu’il a besoin d’être tenu à l’œil. Le Livre, MacKayla.
Je n’en avais pas encore terminé. Ce que j’avais à lui dire au sujet de ce maudit bouquin était une information qui valait bien plus que le peu qu’il m’avait révélé.
— Que savez-vous du Haut Seigneur ? poursuivis-je.
— Qui ?
— Comment, qui ? Vous vous fichez de moi ?
— Pas du tout. De qui parles-tu ?
— De celui qui fait entrer les Unseelie dans mon monde, enfin ! De leur meneur !
V’lane semblait abasourdi… mais il ne l’était pas autant que moi. Comment Barrons et lui, qui savaient tant de choses, pouvaient-ils ignorer des faits aussi importants ? Je ne m’expliquais pas qu’on pût être aussi savant dans certains domaines, et aussi ignare sur d’autres sujets.
— Est-ce un faë ? s’enquit-il.
— Non.
Il me jeta un regard incrédule.
— C’est impossible. Des faës n’obéiraient pas à un humain !
Je n’avais pas dit que le Haut Seigneur était humain. Il était… plus que cela. Seulement, la façon dont V’lane avait prononcé ce mot, comme s’il n’existait pas de forme de vie plus méprisable, me vexa tant que je ne me donnai pas la peine de formuler cette précision à voix haute.
— C’est vous qui êtes censé être omniscient.
— Omnipotent, rectifia-t-il. Pas omniscient. Nous sommes souvent aveuglés par la puissance de notre vision.
— Ça ne veut rien dire ! Comment le fait de voir pourrait-il empêcher de voir ?
— Imagine que tu sois capable de percevoir la structure moléculaire de tout ce qui t’entoure, MacKayla, dans le passé, le présent, et une partie du futur, et que tu doives vivre dans un tel enchevêtrement de formes. Imagine que tu puisses concevoir l’immensité, te représenter mentalement l’infini. Seule une poignée de tes semblables ont atteint un tel niveau d’éveil de la conscience. Imagine que tu puisses voir les ramifications possibles de la plus infime de tes actions, jusqu’au plus léger souffle que tu envoies dans l’atmosphère, dans les différents plans de la réalité, mais que tu sois incapable de les assembler en un objet fixe, car tout être vivant est en perpétuel mouvement. Seule la mort est un état stable, et encore, pas tout à fait.
J’avais déjà assez de mal à voir les choses depuis mon modeste point de vue humain, si terre à terre et étriqué !
— En bref, résumai-je, malgré votre immense supériorité et votre formidable pouvoir, vous n’êtes pas plus malins que nous autres. Peut-être moins.
Il me sembla que le temps suspendait son vol. Puis les lèvres de V’lane s’étirèrent en un sourire contraint.
— Moque-toi de moi si ça te chante, MacKayla. Le jour où tu rendras ton dernier souffle, je serai à ton chevet, et nous verrons bien si tu ne préférerais pas être à ma place plutôt qu’à la tienne. En attendant, où est cet humain assez fou pour se croire maître de quoi que ce soit ?
— Au 1247 LaRuhe. Dans l’entrepôt situé derrière la maison, il y a un dolmen. C’est par cette porte qu’il fait entrer les Unseelie. Dites, vous ne voudriez pas réduire le dolmen en petits cailloux, juste pour me faire plaisir ?
— Tes désirs sont des ordres, me répondit-il pour la seconde fois.
Et soudain, il disparut.
Je regardai sa chaise vide. Était-il réellement parti détruire le colossal portail de pierre par lequel les faës pénétraient dans mon monde ? Allait-il aussi tuer le Haut Seigneur ? Ma vengeance allait-elle se concrétiser de façon aussi simple, presque décevante ? Sans même que j’y assiste ? Il n’en était pas question !
— V’lane ? appelai-je.
Il ne me répondit pas. Il n’était déjà plus là. S’il tuait sans moi celui qui avait tué ma sœur, je le tuerais ! La fièvre noire que j’avais contractée la nuit de mon arrivée à Dublin avait pris une nouvelle forme, celle d’une fièvre rouge – de la couleur du sang que je brûlais de verser en mémoire de ma sœur. Car je voulais la venger, de ma main. La Mac sauvage en moi n’avait pas encore élevé le ton, elle ne parlait pas encore par ma bouche, mais nous nous comprenions, nous étions sur la même longueur d’ondes.
Ensemble, nous allions abattre le meurtrier d’Alina.
— Junior ? appela alors une voix aux douces modulations.
Une voix que je pensais ne plus jamais entendre.
Je fus parcourue d’un frisson. Comprenant que le son provenait de ma droite, je me tournai sur la gauche, vers le large. Pas question de regarder ! Ici, en Faery, il fallait se méfier de tout.
— Junior ? C’est moi, je suis là, insista ma sœur avec un petit rire amusé.
L’imitation était si parfaite que c’en était douloureux. Ce timbre de voix était exactement celui d’Alina : doux, pur, habité par l’écho nostalgique d’interminables étés indiens, d’après-midi de farniente au soleil et de la certitude d’être née sous une bonne étoile…
Le son d’une main qui frappait un ballon de volley m’arracha à mes rêveries.
— Allez, Little Mac, viens jouer avec moi. Le temps est idéal et j’ai apporté des panachés. Tu as pensé à rapporter du citron vert du Brickyard ?
Mon nom est MacKayla Evelina Lane. Le sien, Alina MacKenna Lane. Elle avait doublement raison de m’appeler Junior, ou Little Mac. Non seulement j’étais la plus jeune de nous deux, mais je me comportais parfois comme une vraie gamine. Par exemple, il m’arrivait de chaparder des citrons verts au bar où je travaillais. C’est puéril, je sais. Je crois que je n’avais aucune envie de grandir.
Des larmes me brûlèrent les yeux. Je pris de longues inspirations, serrai les poings, secouai la tête, le regard toujours tourné vers l’horizon, niant de toutes mes forces l’existence d’Alina. Elle n’était pas là. Je n’entendais pas les rebonds du ballon sur le sol. Je ne sentais pas son parfum de pêche et de vanille porté par l’air marin.
— C’est le sable parfait, Junior. Fin comme de la poudre ! Allez, viens ! Et tu sais quoi ? Je crois que Tommy va venir tout à l’heure.
Voilà des années que j’avais un faible pour Tommy. Comme il sortait avec l’une de mes meilleures amies, je feignais de le détester, mais Alina n’était pas dupe.
Ne regarde pas. Ne regarde pas ! Les fantômes existent, et d’autres choses encore pires.
Je regardai.
Derrière le filet de volley qu’agitait une légère brise tropicale, ma sœur me souriait, m’invitant à jouer. Elle portait son bikini préféré – le vert clair – et ses cheveux blonds étaient rassemblés en une queue-de-cheval nouée haut sur son crâne et passée à travers le trou de la casquette de base-ball qu’elle avait achetée à Key West pendant les vacances de printemps, deux ans auparavant.
Je réprimai un sanglot.
Aussitôt, une expression alarmée se peignit sur son visage.
— Mac, ma belle, qu’est-ce qui se passe ?
Elle lâcha le ballon et passa sous le filet pour me rejoindre en courant.
— Allons, qu’est-ce qui t’arrive ? Quelqu’un t’a fait du mal ? Dis-moi qui c’est, que je lui botte les fleurs ! Qu’est-ce qu’on t’a fait ?
Les larmes roulèrent sur mes joues. Poignardée par la douleur, je regardai Alina qui s’agenouillait devant moi.
— Mac, tu me tues ! Parle ! Que se passe-t-il ?
J’éclatai en sanglots. Elle m’enlaça alors, et je fus soudain enveloppée dans un nuage où se mêlaient des senteurs de shampoing à la pêche, de parfum à la vanille, de monoï et de chewing-gum, car elle en mâchait toujours un à la plage pour cacher à maman l’odeur de bière du panaché.
Je percevais la chaleur et la douceur de sa peau.
Je pouvais la toucher.
Je pris ses cheveux à pleines mains en sanglotant de plus belle.
Ses beaux cheveux me manquaient. Les miens me manquaient. Elle me manquait. Et moi aussi, je me manquais.
— Dis-moi qui t’a fait ça, insista-t-elle, gagnée à son tour par mon émotion.
Aucune de nous ne pouvait supporter le chagrin de l’autre. Lorsque l’une pleurait, l’autre fondait en larmes à son tour. Puis nous renouvelions notre pacte d’éternelle fidélité et de soutien mutuel indéfectible. Un pacte que, je le savais maintenant, nous avions contracté pour la première fois lorsqu’elle avait trois ans et moi un et qu’on nous avait abandonnées dans un monde qui n’était pas le nôtre – pour nous cacher, comme je commençais à le soupçonner.
— C’est vraiment toi, Alina ?
— Regarde-moi, Junior.
Elle s’écarta de moi et, à l’aide de l’une des serviettes de bain, essuya mon visage, puis le sien.
— C’est bien moi, parole d’honneur. Calme-toi, je suis là. Si tu savais comme tu m’as manqué !
Elle rit de nouveau, et cette fois-ci, je ris avec elle.
Quand vous perdez du jour au lendemain quelqu’un que vous adorez, vous n’avez qu’une obsession : revoir l’être aimé, au moins une fois, juste une seule ! À Ashford, chaque soir après ses obsèques, lorsque j’étais allée me coucher dans ma chambre en face de la sienne, de l’autre côté du palier, je lui avais souhaité une bonne nuit, même si je savais que jamais elle ne me répondrait.
J’avais serré contre moi des photos d’elle en me représentant ses traits dans leurs moindres détails, m’imaginant que, dès lors que j’aurais recréé l’image parfaitement, rigoureusement exacte de son visage, je pourrais l’emporter avec moi dans mes rêves et l’utiliser comme une carte qui me mènerait jusqu’à elle.
Certaines nuits, ne parvenant plus à la voir, j’avais pleuré, je l’avais suppliée de revenir. J’avais proposé toutes sortes de marchés au Bon Dieu, qui avait fait la sourde oreille. Dans mon désespoir, je m’étais tournée vers qui voudrait bien m’entendre…
On m’avait entendue. Et on m’offrait une chance de la revoir. Je ne voulais pas savoir comment, ni à quel prix. Je voulais seulement profiter de chaque instant, graver chaque détail dans ma mémoire.
Le petit grain de beauté en haut de sa joue gauche, que j’effleurai d’un doigt léger. Les taches de rousseur sur son nez, qu’elle détestait tant. La minuscule cicatrice sur sa lèvre inférieure, là où je l’avais cognée sans le vouloir avec le manche d’une guitare, lorsque nous étions petites. Ses iris d’un vert tendre, semblables aux miens, en plus doré. Sa longue chevelure blonde, aussi somptueuse que la mienne autrefois.
Elle portait les petites boucles d’oreilles d’argent en forme de cœur que je lui avais offertes pour ses vingt et un ans. Je les avais achetées chez Tiffany, après avoir économisé pendant six mois.
C’était bien Alina, jusqu’à ses ongles de pied vernis – elle portait sa couleur préférée pour l’été, Pain d’épice, qui jurait pourtant affreusement avec la nuance de son maillot de bain. Comme je le lui faisais remarquer, elle rit de nouveau, se leva et repartit en courant vers le filet de volley.
— Allez, Junior, viens jouer !
Je demeurai immobile un long moment.
Je serais incapable de rapporter toutes les pensées qui me traversèrent l’esprit à ce moment-là. Ce n’est pas vrai. C’est impossible. Enfin, je crois. C’est peut-être dangereux. Est-ce qu’elle pourrait être ma sœur dans une autre dimension, une autre version de la même personne, mais bien elle tout de même ? Vite, c’est le moment de lui poser des questions sur son journal sur le Haut Seigneur, sur ce qui s’est passé à Dublin ! Non, il ne faut rien lui demander. Elle pourrait disparaître tout à coup. Toutes ces réflexions défilèrent à une vitesse folle, ne laissant dans leur sillage qu’une seule injonction : Joue avec ta sœur, là, tout de suite. Prends les choses comme elles viennent.
Je me redressai et courus sur le sable en faisant jaillir des gerbes de sable blanc sous mes talons. Mes jambes étaient longues et fuselées, mon corps musclé, mon cœur léger.
Je jouai au volley avec ma sœur. Nous bûmes des panachés, assises au soleil. Je n’avais pas apporté de citrons verts, bien sûr, mais nous en trouvâmes au fond de la glacière, dans une boîte de plastique, et nous les pressâmes au-dessus des bouteilles en regardant la pulpe glisser le long des parois de verre embuées. Jamais un panaché n’aura meilleur goût que celui que je bus ce jour-là avec Alina sur une plage de Faery.
Puis nous nous étendîmes sur le sable pour prendre un bain de soleil, les pieds caressés par l’écume qui venait mourir sur le rivage. Nous parlâmes de papa et maman, de l’école, des beaux garçons qui passaient près de nous et nous proposaient de jouer au volley avec eux.
Nous discutâmes de son projet de s’installer à Atlanta et de ma démission, que j’allais devoir donner pour la rejoindre là-bas. Nous évoquâmes la nécessité pour moi de devenir adulte et responsable.
Ce fut cette pensée qui me rendit ma lucidité. J’avais toujours su qu’un jour, je deviendrais adulte et responsable. Et voilà que j’étais de nouveau celle que j’avais été autrefois – celle qui prenait le chemin de la facilité, qui contournait l’obstacle au lieu de l’affronter, qui recherchait la satisfaction immédiate sans se préoccuper des conséquences…
Je roulai sur moi-même et cherchai son regard.
— Est-ce que c’est un rêve, Alina ?
Elle tourna la tête vers moi.
— Non.
— Est-ce que c’est réel ?
Elle esquissa un sourire un peu triste.
— Non plus.
— Alors, qu’est-ce que c’est ?
Elle se mordit les lèvres.
— Ne pose pas de questions. Profite de l’instant présent.
— J’ai besoin de savoir, insistai-je.
— C’est un cadeau de V’lane. Une journée à la plage, toi et moi.
— C’est une illusion, répliquai-je.
Un verre d’eau offert à un voyageur égaré dans le désert. Un présent que l’on ne refusait pas, même s’il était empoisonné. Je savais que cela ne servirait à rien, mais je ne pus retenir la question qui fusait de mes lèvres.
— Et si je te demandais comment tu as rencontré le Haut Seigneur et où je peux trouver le Sinsar Dubh ?
Elle eut un haussement d’épaules impuissant.
— Je ne comprends pas de quoi tu parles.
Je n’en fus pas surprise. V’lane devait avoir créé cette version d’Alina à partir de mes propres souvenirs, ce qui signifiait qu’elle ne savait rien de plus que moi et qu’elle ne pourrait répondre à aucune de mes interrogations concernant ma situation présente.
— Depuis combien de temps suis-je ici ?
En tant que création de V’lane, elle devait au moins pouvoir répondre à cette question. Pourtant, elle haussa de nouveau les épaules.
— Plus qu’une heure humaine ?
— Oui.
— Est-ce que je peux m’en aller ?
— Oui.
— Je pourrais rester ici ?
— Oui, et avoir tout ce que tu veux, MacKayla. Pour toujours.
Alina ne m’appelait jamais MacKayla. Mes parents et mes amis non plus. Seul V’lane le faisait. Était-ce lui qui se dissimulait derrière ces yeux vert et or ? Malgré cette idée, j’étais tentée de demeurer sur cette plage, de m’abandonner à la douceur de ce sable, à la chaleur de ce soleil, et de revivre cette journée jusqu’à la fin de mes jours. D’oublier la pluie, la peur, le chagrin et l’avenir incertain qui m’attendait dans mon monde. J’aurais pu mourir heureuse, sur un hamac au soleil, soixante-dix ans plus tard, bercée par mes rêves perdus.
— Je t’aime, Alina, murmurai-je.
— Moi aussi, Mac, répondit-elle dans un souffle.
— Je suis désolée de t’avoir déçue. D’avoir raté ton dernier appel. De ne pas avoir deviné que quelque chose n’allait pas.
— Tu ne me décevras jamais, Mac. C’est impossible.
Mes yeux s’embuèrent de larmes. D’où venaient ces paroles d’absolution ? L’implacable prince faë en comprenait-il plus sur les émotions humaines qu’il ne le laissait paraître ?
Serrant Alina contre moi, je pris une profonde inspiration afin de retenir tous les détails sensoriels que ma mémoire avide pouvait enregistrer.
Puis je fermai les yeux très fort, me concentrai sur cet endroit secret sous mon crâne et alimentai le brasier qui y couvait. Lorsque les flammes s’élevèrent dans un grondement furieux, je murmurai :
— Montre-moi la vérité.
Puis j’ouvris les yeux.
Alina avait disparu.
À sa place, V’lane se tenait devant moi sur le sable.
— Ne me faites plus jamais un coup pareil, menaçai-je d’une voix tendue.
— N’as-tu pas apprécié ce moment avec elle ?
— Ce n’était pas elle.
— Dis-moi que tu n’as pas passé un bon moment en sa compagnie.
J’en fus incapable.
— Dans ce cas, remercie-moi.
Cela non plus, je ne pus m’y résoudre.
— Combien de temps s’est-il écoulé ?
— Je t’aurais bien rappelée, mais j’ai eu des scrupules à l’idée d’interrompre cet après-midi de plaisir. Tu en as eu si peu, récemment…
— Vous m’aviez promis de ne pas me prendre plus d’une heure de mon temps.
— C’était bien mon intention. C’est toi qui as choisi de rester en Faery quand tu as suivi ta sœur sur le sable. Je sais que la liberté est un agrément que les humains apprécient par-dessus tout. Je t’en ai accordé ta part.
Alors que j’allais répliquer, il me fit taire en pressant son doigt sur mes lèvres. Sa main était solide et chaude, mais, comme s’il se contenait pour se mettre à ma portée, il n’y avait rien de faë dans ce geste. C’était celui d’un homme sexy et rassurant, sans plus.
— Certaines blessures ont besoin d’un baume pour guérir. L’illusion est un remède souverain. Dis-moi, ton chagrin à propos de ta sœur est-il plus supportable ?
Je réfléchis à ses paroles et m’aperçus avec surprise que c’était le cas. Je savais que cette Alina avec qui j’avais joué et pleuré, que j’avais serrée dans mes bras et dont j’avais demandé le pardon, n’était pas réelle. Et pourtant, cet après-midi de plage et de soleil auprès d’elle m’avait aidée à comprendre que quelque chose était définitivement terminé, comme rien d’autre auparavant ne l’avait fait. Je savais que celle qui m’avait absoute n’était pas mon Alina, mais ses paroles ne m’en avaient pas moins réconfortée.
— Ne recommencez plus jamais, répétai-je.
Si l’illusion était un médicament, elle avait de dangereux effets secondaires, et ma vie était déjà assez risquée comme cela.
V’lane me décocha un sourire dévastateur.
— Comme tu voudras.
Je fermai les paupières pour chasser l’image d’Alina de mes pensées. Le reflet de son visage, des bouffées de son parfum, l’écho de sa voix flottèrent quelques instants dans l’air. Il me semblait qu’une odeur de vanille s’attardait sur ma peau. Plus tard, je revivrais chaque instant de cet après-midi, et j’y puiserais du réconfort. Je rouvris les paupières.
— Au fait, et le Haut Seigneur ?
— L’entrepôt était vide. Il semble que personne n’y soit venu depuis des semaines. J’ai détruit le portail. Je soupçonne le Haut Seigneur de ne pas avoir remis les pieds dans cet endroit depuis qu’il a été découvert. À présent, dis-moi tout ce que tu sais de lui.
— Je suis fatiguée, répondis-je. Notre heure est terminée.
Elle l’était, et de beaucoup !
— Faites-moi rentrer, maintenant.
— Parle-moi du Sinsar Dubh. Tu me dois bien ça.
Je lui résumai ce que je savais et lui dis que j’avais perçu le passage du Livre Noir dans les rues de Dublin, à une allure si rapide qu’il devait se trouver à bord d’une voiture, un peu plus de deux semaines auparavant. V’lane me posa de nombreuses questions auxquelles je ne pus répondre, car la seule proximité du Livre Noir m’avait fait perdre connaissance, ce qui parut beaucoup amuser le faë.
— Nous nous reverrons, MacKayla.
Puis il se volatilisa, et je me retrouvai dans un endroit tout différent. Je clignai des yeux. Je n’avais pas quitté V’lane plus tôt que prévu ; pourtant, au lieu de me ramener au pays de Galles, il m’avait déposée dans la librairie. Peut-être pour le seul plaisir d’agacer Barrons.
Il me fallut quelques instants pour recouvrer mes esprits. Changer de monde avec une telle rapidité dépasse les capacités de compréhension de l’esprit humain. Nous n’avons pas été conçus pour un tel mode de déplacement. Pendant un court instant, toute pensée disparaît, un grand blanc vous envahit, comme un écran de télévision que l’on vient d’éteindre. C’est un moment de grande vulnérabilité, où il serait facile de vous attaquer.
Dans un réflexe, je cherchai la pointe de lance. Je constatai avec soulagement qu’elle se trouvait toujours là, glissée dans la ceinture autour de mon…
— V’lane ! grommelai-je, furieuse. C’est malin !
… de mon bikini rose. Pas étonnant que je frissonne de froid !
Puis mon cerveau interpréta l’image que lui envoyaient mes yeux, et je poussai un cri de surprise.
Barrons – Bouquins & Bibelots avait été mis à sac.
Les tables avaient été renversées, les livres arrachés des étagères et jetés sur le sol, les bibelots brisés. Même le poste de télévision miniature sous le comptoir avait été détruit.
— Barrons ? appelai-je, méfiante.
Il faisait nuit, toutes les lumières étaient allumées. Ma fausse Alina m’avait prévenue que plus d’une heure se serait écoulée dans mon monde. Était-ce toujours la nuit de notre tentative de vol, un peu avant l’aube, ou bien la suivante ? Barrons était-il revenu du pays de Galles ? Se trouvait-il encore là-bas, en train de me chercher ? Lorsque j’avais été sauvagement arrachée à la réalité, quelle créature, ou quelle chose, avait franchi les portes du sous-sol ?
J’entendis un bruit de bottes sur le plancher. Impatiente, je me tournai vers le passage donnant sur la partie privée du bâtiment.
Barrons se tenait dans l’encadrement de la porte, me fusillant du regard. Il me regarda longuement de la tête aux pieds.
— Joli bronzage, mademoiselle Lane. Où diable étiez-vous passée, pendant le mois qui vient de s’écouler ?